Le festival Contre-Sens de Lyon, en alternance avec Sens Interdits, avait choisi pour thématique de son édition 2024 « Faire tomber les murs ». La critique Marie-José Sirach en a retenu sa découverte de Par grands vents.
De lointains cousins des personnages d’En attendant Godot, de Beckett
Combien sommes-nous à vivre dans une prison à ciel ouvert, dans des espaces délimités qui nous empêchent, obstacles physique et mental, politique et économique, historique et géographique ? Autrefois, avant que les hommes s’en mêlent, on parlait de frontières naturelles, fleuves et montagnes traçaient des territoires aléatoires. Un vieux mur de pierre suffisait à déterminer des lopins de terre.
Et puis certains ont décidé de s’approprier la terre. Extension du domaine de la propriété. Halte là ! Propriété privée. Pousse-toi de là que je m’y mette…
Imaginons un monde où, des murs, enceintes ou autres fortifications, il ne reste que des ruines, des souvenirs. Tel est le postulat de départ de Par grands vents, proposé par deux artistes belges, Éléna Doratiotto et Benoît Piret. Sur le plateau, à cour, à jardin et en fond de scène, des gravats, vestiges d’un ancien palais.
Débarquent deux personnages, Stan et Simon, sortes de lointains cousins de Vladimir et Estragon d’En attendant Godot, de Beckett. Deux vagabonds qui se posent là, comme si le vent les y avait amenés avec, dans leur besace, un tuyau d’arrosage, des bols, une radio façon ghettoblaster. Ils ont perdu le livre, le petit livre de Sophocle.
Déboule, d’on ne sait où, Cory ; plus tard une messagère, et un voisin qui rêve de s’approprier le lieu – il est armé, lui – pour le transformer en une sorte de parc d’attractions, un Puy du Fou exotique pour touristes en mal de sensations. Et puis il y a Annette. Son frère est enterré là, quelque part, sous les décombres. Antigone des temps modernes, elle revient inlassablement sur les lieux porteurs de traces et de mémoires.
Les dialogues semblent parfois tenir du cadavre exquis
Quelle intelligence dans le jeu, dans ce découpage spatiotemporel qui donne à ce spectacle une dimension intemporelle, universelle. Les dialogues semblent parfois tenir du cadavre exquis, mais ne lâchent pas le fil d’une pensée en mouvement pour nous raconter le monde d’hier et d’aujourd’hui. Pas de décor grandiloquent, c’est au spectateur d’imaginer le passé, le présent et le futur.
Et qui a les clés pour envisager un autre futur. Bienvenue au royaume de l’Absurdie, ce no man’s land nécessaire pour se poser, retenir le flux informationnel et penser. On rit mais pas de ce rire complaisant et grossier. Par grands vents souffle un air gonflé d’utopie.
Les mots parfois s’emmêlent, les regards aussi, tout est une question de traduction, de points de vue. Les gravats s’amoncellent sur le plateau, des nuages de poussière s’élèvent. « Il faut décrire les ruelles encombrées de cadavres… Combien de morts tu crois, Stan ? Il nous faut les chiffres, et pas les chiffres approximatifs, les chiffres précis. Et il faut les noms, les prénoms, les âges, tout. » Arracher, abattre les murs « qu’on ouvre les toits à la pluie »…